Appel à communications

(Dé)construire l'histoire numérique: argumentaire scientifique

Comment définir l’histoire numérique (ou digitale) ? En anglais, le terme « digital history », qui remonte probablement à 1999 (Ayers 1999), a été généralisé vers le milieu des années 2000 (Lines Andersen 2002, Lee 2002, Cohen & Rosenzweig 2005). Selon une définition large, l’histoire numérique est une approche d’étude et de représentation du passé qui s’appuie sur les nouvelles technologies d’information et de communication avec notamment l’utilisation de l’ordinateur, d’internet et de logiciels (Seefeldt & Thomas 2009). Ainsi, le terme désigne l’enquête historique qui met en valeur des sources primaires sous forme de données en format électronique, qu’elles soient numérisées ou nativement numériques, et les récits qui sont fabriqués sur la base de telles enquêtes (Lee 2002). 

Par histoire numérique on entend la phase qui correspond à la démocratisation des technologies informatiques avec notamment la généralisation de l’utilisation du microordinateur, des applications de réseau et du logiciel open-source (Thomas 2004, Cohen & Rosenzweig 2005, Graham, Milligan & Weingart 2015). Malgré l'absence de consensus sur une périodisation, l’histoire numérique est affiliée par certains, au moins partiellement, à l’histoire quantitative assistée par ordinateur, puisant alors ses origines dans les années soixante, voire dans les années quarante (Thomas 2004, Graham, Milligan & Weingart 2015). D'autres revendiquent davantage l’héritage de l’histoire orale et publique (Noiret 2011, Scheinfeldt 2014). L’histoire numérique a participé à l’émergence des humanités numériques dont l’acte de naissance remonte à 2004 (Schreibman et al. 2004, Kirschenbaum 2010, Gold 2012). Il existe néanmoins une revendication de spécificité disciplinaire quant aux objets, aux sources et aux approches dans le cadre des méthodes et outils communs abrités à l’intérieur de la zone d’échange des humanités numériques. C’est ainsi qu’une typologie des projets en histoire numérique distingue trois grandes catégories auxquelles ceux-ci appartiennent: la recherche académique, l’histoire publique et la pédagogie. Ce sont en particulier les deux dernières qui, portant la marque de fabrication des historiens, les distinguent au sein des humanités numériques (Robertson 2016).

Nous proposons de suivre cette triple trame: recherche, histoire publique et pédagogie, afin de discerner les continuités et les transformations entrainées par l’émergence de l’histoire numérique, mais aussi de s’en servir comme étude de cas pour explorer le champ plus large des humanités numériques. 
 
1/ Recherche

La recherche en histoire a été affectée par la numérisation des sources, des méthodes et de l’environnement dans lequel elle est conduite, produite et disséminée (Clavert & Noiret 2013). Face à l’essor des projets pédagogiques et d’histoire publique, il existe néanmoins souvent une tension entre le  potentiel annoncé de l’histoire numérique et son rendu réel (Blevins 2016). Depuis une vingtaine d’années, un nombre considérable de projets a vu le jour. Par ailleurs, l’histoire numérique est en cours d’institutionnalisation, notamment à travers la création de départements ou de centres dédiés dans les établissements d’enseignement supérieur dans divers pays. Par conséquent, il devrait être possible d’identifier les mutations survenues dans les manières de conduire et de communiquer les recherches en histoire d’une part, les nouveautés quant aux objets, les méthodes et les outils d’analyse ainsi que leurs implications d’autre part.

C’est ainsi que ce qu’il est convenu d’appeler la révolution des données émerge comme facteur essentiel à prendre en compte (Kitchin 2014). En effet, une grande partie des sources primaires de l’histoire sont en train de se transformer en données soit numérisées soit nativement numériques. S’il ne s’agit pas des big data auxquelles font face les disciplines des sciences dures, leur production massive pose néanmoins des défis aux approches et méthodes de recherche et d'analyse, comme l’ont montré les récents débats et controverses autour de la longue durée version Digital Manifesto (Guldi & Armitage 2014, Annales 70 2/2015) ou sur le tournant transnational (Putnam 2016). Par ailleurs, ces évolutions mettent aussi en jeu le rapport traditionnel que les historiens entretiennent avec le temps présent, voire leur rôle dans la préservation de sources numériques fragiles, dans le cas par exemple des sources primaires en provenance des réseaux sociaux en ligne ou, plus généralement, des sources éphémères du web (Webster 2015, Rosenzweig 2003). En réalité, l'enjeu majeur qui se profile implique les synergies inter-/transdisciplinaires, voire la dépendance de l'histoire des autres sciences humaines et sociales, l'informatique et les sciences de l'ingénieur, les sciences de l'information et les métiers du patrimoine. L'enjeu devient d'autant pous évident que de nouvelles épistémologies se répandent parmi les historiens (fouille et visualisation des données, SIG, édition critique encodée…) qui mettent en lumière la nécessité d’une culture partagée (Genet 1986, Lamassé & Rygiel 2014).   

Enfin, l’écologie des données scientifiques pose de grandes questions interdisciplinaires sur le stockage de celles-ci et sur les infrastructures dédiées, leur collecte et archivage, leur accès et les questions éthiques posées dans le cadre de leur analyse et publication. Par exemple, la question de la souveraineté scientifique est posée dès lors que le traitement et le stockage des données est externalisé, de même que celle de la stabilité d’accès et de la pérennité de la recherche scientifique. Dans un autre registre, comment tenir compte des spécificités de l’information historique dans un environnement de données structurées et interopérables, en ce qui concerne, par exemple, son organisation et sa description (ontologies, documentation etc)? En outre, des problèmes anciens sont réactualisés en liaison avec les biais créés par la numérisation de masse, tels les critères qui décidentde la disponibilité de certains types de sources et pas d’autres (Putnam, 2016, Milligan 2013)). En ce sens, il est possible d’interroger l’impact des politiques institutionnelles en la matière, les contraintes budgétaires auxquelles celles-ci sont soumises ou, plus généralement, l'environnement économique dans lequel elles évoluent, les nouveaux acteurs qui apparaissent tels les prestataires de services de numérisation et de mise en ligne, ou encore les fractures numériques et les inégalités au niveau tant national que transnational. Enfin, il ne faudrait pas oublier les biais posés par les algorithmes et les logiciels tant pour la collecte que pour l’analyse des données historiques.

2/ Histoire numérique, histoire publique

Partant d'une littérature étendue sur les synergies entre histoire numérique et histoire publique (cf. à propos Noiret 2012, Cauvin 2016), nous nous intéresserons au brouillage des frontières entre le monde de la recherche, les institutions patrimoniales, le secteur privé et les citoyens. De ces points de vue, nous proposons trois grandes thématiques. Tout d'abord, examiner de quelles manières la technologie est utilisée par les institutions patrimoniales pour engager les publics avec l'histoire: utilisation des réseaux sociaux en ligne, dispositifs de réalité augmentée et virtuelle, développement d'outils d'exploration des collections, jeux vidéo et histoire, implication du secteur privé dans l'engagement avec l'histoire dans le cas, par exemple, de la numérisation et la mise à disposition du public de sources d'histoire. Ensuite, la mémoire et ses usages aux niveaux individuel, collectif et institutionnel et ce que celle-ci démontre pour le rapport qu'entretiennent les citoyens avec l'histoire et le poids du présent dans la perception du passé. Enfin, une troisième thématique porte sur la documentation, intentionnelle ou spontanément générée, d'événements du temps présent qui pourrait constituer les archives des futurs historiens: archives numériques collaboratives, archives numériques produites dans le cadre de mouvements sociaux / politiques (comme ceux du 15M, de Nuit debout, de Women's March...), usages politiques de la technologie (propagande sur les réseaux sociaux en ligne, usages institutionnels et individuels des réseaux sociaux en ligne, développement de jeux interactifs dans le cadre de conflits politiques ou usages militants etc). Comment est alors perçue l'autorité de l'historien et quel est son rôle dans des contextes aussi diversifiés? 

3/ Pédagogie et enseignement

Les dernières années ont vu la création de départements spécifiques d’histoire numérique dans les universités de différents pays. En outre, des unités traditionnelles intègrent progressivement des enseignements de culture digitale et de compétences associées. Il existe aussi des dispositifs sous forme de blogs qui permettent le transfert de compétences entre historiens (The Programming Historian, La boîte à outils des historiens); des écoles transdisciplinaires spécialisées (Digital Methods Initiative de l’université d’Amsterdam ); un éventail de logiciels ou autres services en ligne permettant l’exploration et l’analyse de données sans forcément passer par l'apprentissage du code informatique (Düring et al. 2011, Nodegoat, AnalyseSHS...). Comment est donc enseignée l’histoire digitale dans ces divers contextes et comment s'articule-t-elle avec les enseignements plus traditionnels ? Quelles compétences et méthodes doivent développer les enseignants et lesquelles transmettre aux étudiants ? Comment adapter l’enseignement de l’histoire numérique aux sujets de recherche des étudiants afin de leur transmettre une méthode plutôt que de simples compétences de gestion d’outils qui peuvent vite devenir obsolètes (Mahoney, Pierazzo 2012)? Comment sont organisés les modules d'enseignement et quelle est la réception de l’enseignement de l’histoire numérique par les étudiants ? Comment définir un kit de compétences a minima pour assurer un niveau décent de recherche et de publications scientifiques associées tout en maintenant un équilibre entre une solide formation d'historien et l'acquisition de compétences techniques?  Si des travaux existent surtout sur les ressources du web (Cohen & Rosenzweig 2006), force est de constater que la place de l’interdisciplinarité dans les enseignements d’histoire numérique est bien moins abordée.

Les propositions peuvent porter sur les thématiques suivantes ou sur tout sujet lié au thème général du colloque:

Recherche

Traitement automatique des langues et analyse textuelle appliqués aux documents historiques
Applications des systèmes d'information géographique en histoire
Analyse de réseaux
Analyse d'images
Analyse longitudinale de collections de documents
Extraction de relations entre entités, détection de références historiques dans les corpus de textes historiques
Numérisation et archivage
OCR et transcription
Intelligence artificielle et histoire
Epistémologies en informatique et en sciences humaines et sociales
Nouvelles techniques de récit et d'écriture historique
Ontologies historiques
Gestion et infrastructures des données historiques
Développement de logiciels et d'applications pour les historiens

Histoire publique
Musées et exposition du passé
Histoire orale et projets communautaires
Nouveaux médias, internet et connaissance participative
Images animées, documentaires
Reconstitutions historiques et histoire vivante (Living History)
Préservation historique et héritage culturel
Archéologie publique
Réseaux sociaux en ligne, applications mobiles et contenus générés par les utilisateurs
Politiques publiques et histoire appliquée
Web et fabrication de la mémoire historique
Enseignement de l'histoire publique

Pédagogie
Introduction de méthodes de recherche numérique
Conception de modules d'histoire numérique
Matériaux numériques d'enseignement
Nouveaux médias et alternatives aux travaux scientifiques (thèses, masters, dissertations) fondés sur le texte
Méthodes d'évaluation et numérique
Enseigner la littératie numérique
Enseigner l'histoire de l'ère numérique
Les communs de l'enseignement en histoire numérique

Les propositions (1000 mots max) peuvent être envoyées jusqu'au 31 mai 20 juin en français ou en anglais. Toutes les propositions seront examinées. Une aide peut être accordée aux frais de déplacement. Si besoin de davantage de précisions, merci de contacter dhnord[at]meshs[dot]fr 

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Références

Annales, 70 (2), 2015 (numéro spécial: "La longue durée en débat")

Edward L. Ayers, "The pasts and Futures of Digital History", University of Virginia, 1999

Cameron Blevins, "Digital History’s Perpetual Future Tense" dans Lauren F. Klein & Matthew K. Gold (dir.), Digital Humanities: The Expanded Field, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016

Thomas Cauvin, Public History: a Textbook of Practice, Routledge, New York, 2016

Frédéric Clavert, Serge Noiret (dir.), L’histoire contemporaine à l’ère numérique - Contemporary History in the Digital Age, Bruxelles, Peter Lang, 2013

Daniel J.Cohen, Roy Rosenzweig, Digital history: a guide to gathering, preserving, and presenting the past on the Web, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2006

Marten Düring, Matthias Bixler, Michael Kronenwett, Martin Stark, "VennMaker for Historians: Sources, Social Networks and Software"Revista hispana para el análisis de redes sociales, 21 (8), 2011

Jean-Philippe Genet, "Histoire, Informatique, Mesure"Histoire & Mesure, 1986, 1 (1), 7-18

Matthew K. Gold (dir.), Debates in the Digital Humanities, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2012

Shawn Graham, Ian Milligan, Scott Weingart, Exploring Big Historical Data: The Historian’s Macroscope, London, Imperial College Press, 2015

Jo Guldi, David Armitage, The History Manifesto, Cambridge University Press, 2014

Franziska Heimburger, Émilien Ruiz, « Faire de l'histoire à l'ère numérique : retours d'expériences »Revue d’histoire moderne et contemporaine, 58-4bis, 5/2011, 70-89

Brett Hirsch (dir.), Digital Humanities Pedagogy: Practices, Principles and Politics, Open Book Publishers, 2012

Matthew G. Kirschenbaum, "What is Digital Humanities and What's It Doing in English Departments?"ADE Bulletin, 150, 2010, 55-61

Stéphane Lamassé & Philippe Rygiel, « Nouvelles frontières de l’historien »Revue Sciences/Lettres, 2, 2014

John K. Lee, "Principles for Interpretative Digital History Web Design"Journal of the Association for History and Computing, 5 (3), 2002

Deborah Lines Andersen, "Defining Digital History"Journal of the Association for History and Computing, 5 (1), 2002

Simon Mahony, Elena Pierazzo, "Teaching Skills or Teaching Methodology?" in Brett Hirsch (dir.), Digital Humanities Pedagogy: Practices, Principles and Politics, Open Book Publishers, 2012

Ian Milligan , « Illusionary Order: Online Databases, Optical Character Recognition, and Canadian History, 1997-2010 », Canadian Historical Review, 94 (4), December 2013, 540-569, DOI: 10.3138/chr.694

Serge Noiret, "La Digital History: histoire et mémoire à la portée de tous" in Pierre Mounier (dir.), Read Write Book 2: Une introduction aux humanités numériques, Marseille, OpenEdition Press, 2012

Lara Putnam, "The Transnational and the Text-Searchable: Digitized Sources and the Shadows They Cast"American Historical Review, 121 (2), April 2016, 377-402, DOI: 10.1093/ahr/121.2.377

Stephen Robertson, "The Differences between Digital Humanities and Digital History" dans Lauren F. Klein, Matthew K. Gold (dir.), Debates in the Digital Humanities 2016, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016

Roy Rosenzweig, "Scarcity or Abundance? Preserving the Past in a Digital Era", American Historical Review, 108, 3, 2003, 735-762

Tom Scheinfeldt, "The Dividends of Difference: Recognizing Digital Humanities' Diverse Family Tree/s"Found History, April 7, 2014

Susan Schreibman, Ray Siemens, John Unsworth (dir.), A Companion to Digital Humanities, Oxford, Blackwell, 2004

Douglas Seefeldt, William G. Thomas, "What Is Digital History?"Perspectives on History, 2009

William G. Thomas, "Computing and the Historical Imagination" dans Susan Schreibman, Ray Siemens, John Unsworth (dir.), A Companion to Digital Humanities, Oxford, Blackwell, 2004

Peter Webster, "Will Historians of the Future Be Able to Study Twitter ?"Webstory, Peter Webster’s Blog, 6 March 2015

 

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